Chacune des langues que j’habite possède son timbre, sa voix, son rythme propres, chacune d’elles a ses harmonies, mélodies, ses couleurs propres. Et chacune d‘elles relate, articule mes expériences, mes sensations du monde de façon différente. C’est, peut-être, pour cela que lorsque je me déplace dans l’espace du mouvement entre les langues, j’ai toujours le sentiment de perdre quelque chose en cours. En même temps, de cette perte, de ce manque, nait la créativité. Ma créativité est née dans cet espace de perte, d’entre-langues.
(Jasmina Bolfek-Radovani, “Unbound lines: writing in the space of the multilingual“ / "Mon arrivée à l’écriture: sur le (non)sacrifice de la langue")

« Unbound » est un projet de collaboration réunissant des collaborateurs de Grande Bretagne, de Croatie, et d’ailleurs qui retraite l’expression poétique contemporaine dans un cadre multilingue et multimédia. [1]

« Unbound » est conçu comme une série de spectacles de flâneries sonores, visuelles et multilingues qui invitent, ou plutôt, incitent le public à s’immerger complètement dans un monde poétique, en sollicitant certains de nos sens. Le but d’une telle série de spectacles est de montrer comment la superposition de la parole, du son et de l’image peut conduire à la création de nouvelles expressions « unbound » (« libérées »). L’idée de base du projet vient en premier lieu de sa nouvelle vision de l’expression poétique grâce à un travail original de Jasmina Bolfek-Radovani basé sur l’expérience vécue du multilinguisme. Une telle approche ouvre un espace propice à la création d’un « territoire » ou d’un espace de la langue en tant qu’espace réel unique auquel appartiennent les écrivains multiculturels marqués par l’expérience du multilinguisme.Certains critiques affirment que « la poésie est une forme dont l’expression passe par des phases de constante régénération »; dans cette perspective, le but final de la série de spectacles de poésie multilingue du projet « Unbound » serait d’ouvrir la voie à l’expression poétique du 21e s. en la mettant à la portée d’un grand public, suscitant chez lui un effet de surprise et provoquant un enthousiasme spontané tout en invitant à la réflexion.

La premier récital de poésie multilingue « Reveries about language » eut lieu le 20 Mars 2019 au Pinter Studio, Queen Mary University of London, Londres. Imaginées comme une multitude de «promenades» sonores, visuelles et textuelles invitant le public à s’immerger dans les expériences multisensorielles de la poésie de Jasmina Bolfek-Radovani en anglais, français et croate, ces spectacles poétiques multilingues et multimédia visent à montrer comment la parole, le son et l’image peuvent interagir de manière innovante pour créer une série d’expressions « non liées ». La soirée débuta par une représentation de 50 minutes, suivie de la présentation du nouveau recueil de poésie multilingue « Reveries about language » de Jasmina Bolfek-Radovani. Elle se termina par une conversation de 20 minutes entre Catherine Boyle (co-directrice du spectacle), Jasmina Bolfek-Radovani, l’artiste sonore Alo Allik qui improvisa sa musique sur scène et les acteurs Robert Šantek, Emily-Céline Thomson et Pierre Elliott. La video “Reveries about language” est disponible en accès libre ici.

Origines et mise en lumière du projet

Une citation de T. S. Elliott pour commencer: “I don’t think that one can be a bilingual poet. I don’t know of any case in which a man wrote great or even fine poems equally well in two languages. I think one language must be the one you express yourself in, in poetry, and you’ve got to give up the other for that purpose. And I think that the English language really has more resources in some respects than the French. I think, in other words, I’ve probably done better in English than I ever would have in French even if I’d become as proficient in French as the poets you mentioned.” (Interview with T S Elliot, The Paris Review no. 1., 1959)

Dans son essai « Unbound lines: Writing in the space of the multilingual » publié en 2019 (Balkan Poetry Today; en version française « Mon arrivée à l’écriture: sur le (non)sacrifice de la langue »), Jasmina explique sa position d’écriture de la manière suivante:

Depuis que j’ai commencé à écrire des poèmes, en 2014, je ne cesse de penser à une forme de poésie qui correspondrait à ma propre expression. Comme on peut le constater dans la citation de T.S Elliot, on attend toujours d’un poète ou d’un écrivain qu’il choisisse une langue d’expression et qu’il écrive dans cette langue uniquement. Ayant choisi, quant à moi, de m’exprimer à travers mes trois langues, j’ai voulu remettre en question cette attente, revoir cette situation. Mon approche de l’écriture est la conséquence de ma vie personnelle (bilingue de naissance) et de mon expérience académique; ayant vécu et travaillé dans plusieurs pays européens j’ai été amenée à m’exprimer en diverses langues.

En effet, Jasmina est née à Zagreb (un père croate et une mère algérienne francophone) où elle a fait des études conclues par un magister en 1995. Suivant ses parents, elle a vécu à Bruxelles (lycée Emile Jacqmain) entre 1977 et 1981 et à Vienne en 1986 et 1987; ayant obtenu une bourse d’études de l’Institut Suédois, elle a terminé, entre 1991 et 1993, un cycle d’études conclues par la publication d’un rapport technique en langue suédoise à l’Université d’Uppsala qui fut basé sur ses recherches sociolinguistiques. En 1995, elle s’est installée à Londres où elle vis et travaille depuis lors. Tout au cours de son expérience d’écriture multilingue, Jasmina reflète sur les origines de son (non-)choix de sa langue d’écriture:

Toujours, lorsque je voulais écrire, je sentais que l’idée de choisir une (seule) langue d’écriture provoquait en moi un sentiment de perte de « quelque chose ». Ce « quelque chose » n’était pas seulement un univers de concepts, d’idées, c’était aussi un ensemble de sonorités, d’images, de senteurs ; l’univers des résonnances émotionnelles, cognitives, pragmatiques et cinétiques des mots et des mondes où j’avais vécu. Chacune de mes langues possède sa propre « archéologie », l’une renferme ma mémoire sensorielle, émotive, l’autre gère les processus de ma pensée, de ma conscience, la troisième joue un rôle important dans la construction de mon identité culturelle. Chacune des langues qui « m’habitent », que « j’habite », possède ses propres timbres, sonorité, rythme; chacune résonne en moi à travers des harmonies, des mélodies qui lui sont propres, chacune possède une « couleur », « des couleurs » spécifiques. A travers la langue que je parle c’est mon expérience du monde dans cette langue qui s’exprime. Aussi n’ai-je commencé à écrire mes poèmes librement, mon expression ne s’est-elle vraiment libérée, qu’après avoir décidé que je ne m’obligerai pas à choisir une seule langue d’écriture. Au cours de ce processus d’écriture en trois langues, une partie de mes efforts est consacrée à la correction, à la comparaison des versions anglaise, croate et française de chaque poème et cette activité contribue, je pense, à améliorer et préciser l’expression poétique dans chacune des trois langues.

Le projet « Unbound » qui est en développement constant permet à Jasmina de pénétrer et de recréer la complexité des idées, du ressenti, du style qui expriment une expérience et une sensibilité spécifiques du multilinguisme.

[1] Traduction possible de « Unbound » (anglais) : « délié, libéré, délivré »